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Le petit chaperon Rouge - Nouvelle

Petit chaperon rouge

Le réveil sonne. Il est 7 heures et comme tous les matins je m’empresse de me lever, enfiler mon tailleur rouge et prendre le bus, en faisant très attention de ne pas croiser Moktar, et aller au lycée. 

Moktar, on a grandi ensemble c’était l’ancien copain de ma sœur, Laïla. 
Je sors de ma chambre, embrasse ma mère, mon père et mon petit frère, je prends une pomme et je sors de l’appartement. Dans la cage d’escalier, en face de ma porte, il y a toujours le tag de Moktar et de ses potes « rouge tu es la prochaine ». Cette phrase me glace le sang à chaque fois.
Rouge c’est moi.

 Je descends les marches quatre à quatre, en priant pour ne pas voir débarquer un des gars de la bande. Logiquement, à cette heure-ci, je ne crains pas grand-chose. Les gars ne commencent leur ronde qu’à 8 heures mais plus vite je m’éloigne de cette cité de malheur, moins je prends de risque. J’arrive à l’arrêt de bus désert, sept minutes d’attente pour le 88. Ça, c’est ma hantise. C’est ici que Laïla a été vu vivante pour la dernière fois. Des gens du quartier viennent encore déposer des fleurs bleues au pied du panneau. 

Un vieil homme passe devant l’arrêt et y dépose une fleur. Puis il me regarde en silence, les yeux humides. Et soudain je le reconnais. C’était lui, l’homme qui avait retrouvé son corps. Lui qui, d’après ce que nous avaient dit les flics, avait tenté par tous les moyens de la réanimer en attendant les secours. Nous nous regardons quelques secondes et, après avoir esquissé un sourire, l’homme s’éloigne, retournant vers la cité. 
Mon bus arrive, je monte et je m’installe à cette double place que nous occupions plus jeunes, ma sœur et moi. Laïla, c’était ma jumelle. Nous étions inséparables plus jeunes. Pour nous différencier ma mère avait décidé de l’habiller en bleu et moi en rouge. En grandissant nous nous sommes habituées à cela et aujourd’hui il me serait impensable de m’habiller d’une autre couleur. C’est à partir du lycée que Laïla et moi nous sommes éloignées. Elle était allé en CAP esthétique et passait le plus clair de son temps à trainer dans le quartier avec Moktar jusqu'à ce qu’elle le quitte. Moi, j’avais pour rêve d’être dans la politique pour défendre les gens de cité, pour prouver aux autres que nous pouvions aussi réussir. J’ai été reçue dans un grand lycée parisien. À la maison nous ne nous croisions presque plus, à part le matin pour prendre le bus.  Les jours où  nous commencions à la même heure, nous nous attendions pour pouvoir passer ce moment ensemble. 
Ce matin là, elle ne se levait pas. J’ai du me résoudre, après avoir tenté de la réveiller plusieurs fois, à partir sans elle pour ne pas louper le bus. C’est la dernière fois que je l’ai vu vivante. D’après la police, elle aurait été vue à l’arrêt de bus une heure plus tard par un témoin. Ce dernier confirme avoir ensuite vu Moktar et plusieurs de ses amis l’approcher à bord d’une camionnette. Après plusieurs secondes de discussion, les passagers arrières seraient sortis du véhicule et l’auraient fait rentrer. Le témoin confirme que l’interlocuteur n’aurait pas été pressant. Mais je connais ma sœur et je sais pertinemment qu’elle ne serait pas montée. Cela faisait plusieurs mois que Moktar l’effrayait. Que lui a t’il promis pour qu’elle monte dans cette voiture ? Alors que pour la énième fois je me torturais l’esprit pour comprendre, l’annonce de mon arrêt retenti dans le bus et me tire de mes pensées.

Je descends et me dirige vers le lycée. Max, mon copain depuis quelques mois, m’attend devant la grille. J’ai attendu quelques jours pour lui parler de Laïla. Aujourd’hui c’est lui qui m’aide à tenir. Néanmoins, il est, pour le moment, inconcevable de l’emmener chez me parents et plus particulièrement dans ce quartier.  Nous marchons ensemble jusqu’à ma salle de cours. Une fois à ma place, la professeure de philosophie nous parle de la façon dont l’humain gère un traumatisme et comment il se reconstruit après cela. Elle prend comme exemple une affaire qui s’est passée dans mon quartier il y a un an.  Une jeune fille se serait fait kidnapper par son ancien copain et ses amis, se serait fait séquestrer, violer et jeter au bas de la tour où elle habitait. J’observe alors la réaction des élèves. Plusieurs sont effarés, certaines se tiennent la tête dans les mains, d’autres sont juste silencieux, les yeux baissés. Au fond trois garçons rient. J’entends alors l’un d’eux crier :
-De toute façon dans ces quartiers, il n’y a que des dégénérés. Elle devait l’avoir cherché.

Cette phrase raisonne dans ma tête. Et je ne tiens plus, j’explose, des larmes coulant sur mes joues :
-Cette fille, tu ne la connaissais pas. Elle faisait simplement confiance à ce garçon. Il n’avait fait que lui mentir. Il lui a tendu un piège et il était tellement fourbe qu’il a sûrement déguisé ça sous un prétexte amical. Comment oses-tu seulement croire qu’elle voulait ça !!
Quand je me tais, tous les yeux sont rivés sur moi. La professeure s’approche de moi, et me demande :
-Tu connaissais cette jeune fille ? Celle qui a été assassinée à Saint-Denis ?
-C’était ma sœur, oui. Ce matin là elle n’a pas entendu son réveil sonner, et quand elle est descendue, elle a été mise dans une voiture et je ne l’ai plus revue. 

Madame Clerc me dit calmement de rester avec elle à la fin du cours. Elle reprend alors sa tirade et je m’assieds de nouveau. Le cours se déroule très calmement, trop calmement. Je sens le regard de mes camarades sur moi. Ils ignoraient tout de cette histoire et je venais de passer de l’étudiante discrète à la sœur de la fille de Saint-Denis. Quand la sonnerie retentit, marquant la fin du cours, un sentiment de soulagement m’envahit. 
Comme prévu, Madame Clerc, une fois les élèves sortis, vient s’asseoir près de moi et nous discutons de mon ressenti. Elle me parle de cas similaires. Elle prend pour exemple le petit chaperon rouge. L’enfant qui doit traverser la forêt pour rejoindre sa grand-mère. Mais rien ne se passe comme prévu et la petite fille, piégée pour le loup, finira dévorée par ce dernier.  Je n’avais jamais vu cela sous cet angle. 
En rentrant chez moi, les mots de mon enseignante raisonnent dans ma tête. Ses pensées ne me quittent plus jusque tard dans la nuit. Et si son réveil l’avait tiré de son sommeil ? Et si comme tout les jours, elles avaient fait la route ensemble ? Elle serait encore en vie. 
Finissant par m’endormir, je repense au tag sur le mur. Et me promet de faire attention à ne jamais louper un bus, ne pas trainer dans ce quartier sordide. Sinon le chaperon rouge, ce sera moi.

Et ce matin, mon réveil n’a pas sonné.
Le petit chaperon Rouge - Nouvelle
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